CHAPITRE 4 - LES GRANDS DISTILLATEURS

 

Ayant fait tomber l’incroyable privilège des FORBES, les distillateurs officiels, avec pour têtes de file les STEIN et les HAIG, créèrent de grandes distilleries dans les Lowlands. La production de whisky augmenta : la seule usine de Kilbagie, construite par James STEIN, pouvait produire jusqu’à 5 000 gallons (22.000 litres) d’alcool par jour !...

 

Les distillateurs anglais firent à leur tour pression sur le Gouvernement Britannique et, afin d’endiguer la vague écossaise, les droits d’accise sur le whisky furent augmentés et la réglementation se fit plus sévère (1778). Les excisemen, fonctionnaires chargés de surveiller les distillateurs et leur production d’alcool se firent plus nombreux et plus intransigeants. Le marché anglais fut fermé au whisky écossais et les producteurs durent vendre à bas prix leur alcool en Ecosse même !

 

Beaucoup de distilleries durent alors fermer, y compris les cinq plus grandes que possédaient les HAIG et les STEIN. La crise s ‘amplifia encore en 1789 quand les taxes furent triplées afin de financer la guerre contre la France. Pourtant, et peut-être par compensation, une loi fut promulguée en 1784 qui simplifiait les règlements des distilleries : le « Wash Act ».

 

En 1785, les alambics de 30 et 45 gallons furent autorisés moyennant redevance afin de favoriser les petits distillateurs, mais l’exportation du whisky en dehors des Highlands fut interdite. Une sorte de ligne de démarcation fut instaurée qui partageait l’Ecosse en deux parties et allait de Glasgow à Dundee : on l’appela Highland Line. Elle varia au cours des années au gré des pressions de certains distillateurs sur les autorités et de l’arbitraire de celles-ci, mais garda comme « ports d’attache » sur les côtes occidentales et orientales les deux villes citées ci-dessus. Elle perdure même aujourd’hui, mais uniquement pour marquer la limite entre les Highlands et les Lowlands dans la classification des distilleries. Les traditions sont même tellement respectées Outre-Manche, et jusque dans leur bizarrerie, que cette ligne passe au beau milieu de la distillerie de Glengoyne ! Alors Highlands ou Lowlands, ce whisky ? Ce sont ces petites choses, ce refus de la pure rationalité qui font le charme britannique.

 

La distillation clandestine n’en continua pas moins, surtout dans le nord et dans l’ouest des Highlands. Dans bien des cas, les « lairds » fermaient les yeux sur un trafic qui permettait au moins aux fermiers de payer leurs loyers. La contrebande entre les deux zones prit alors une dimension inouïe. Une véritable guérilla s’installa dans les montagnes et les excisemen furent si souvent malmenés, voire massacrés, qu’ils furent systématiquement escortés par la troupe. Le problème ne fut pas réglé pour autant : les Highlanders tendirent des embuscades aux soldats anglais qui subirent de lourdes pertes. Pendant ce temps, les paysans avaient tout le loisir pour déménager ou cacher leurs alambics !... C’était une lutte incessante et décourageante pour les « tuniques rouges ». Si du côté des contrebandiers, on réglait la question à coups de fusil, les rares distillateurs pris sur le fait n’encouraient que des amendes légères, qui restaient le plus souvent impayées.

 

Un personnage truculent symbolise cette époque : Magnus EUNSON, qui devint célèbre dans toute l’Ecosse pour son esprit frondeur et de par son habileté à berner les autorités. EUNSON était pasteur et distillait clandestinement à Kirkwall, dans les îles Orcades. Dans cet archipel perdu, tout au nord de l’Ecosse, il maniait avec un égal bonheur la Bible et l’alambic, à l’emplacement même où quelques années plus tard, fut créée la distillerie, officielle cette fois, d’Highland Park. Jusqu’au jour où les excisemen débarquèrent et vinrent troubler la quiétude de notre ecclésiastique. L’Ecossais, comme son compère le Français, adore braver les interdits et moquer l’autorité. C’est leur manière d’affirmer hautement leur liberté. EUNSON révéla alors un véritable génie à mystifier les agents de la Régie, utilisant les stratagèmes les plus invraisemblables.

 

Un jour pourtant, après une longue traque, notre pasteur faillit bien être pris sur le fait. Il s’en tira de justesse en improvisant un enterrement, mais à la place du défunt, il n’y avait dans la bière, que les soldats saluèrent chapeau bas...que du whisky !...

 

Ces récits et ces luttes épiques ont un parfum certain de légende que les peuples aiment à cultiver. Mais cette fin du XVIIIème siècle fut surtout marquée par l’œuvre et la personnalité d’un authentique poète : Robert BURNS. Celui-ci est, aujourd’hui encore, le symbole du particularisme et de l’esprit de l’Ecosse.

 

Robert BURNS (1759-1796) combattit pendant toute sa courte vie pour la culture écossaise et pour son whisky. Son poème « John BARLEYCORN » (Jean Graindorge) est un véritable hymne au whisky.      Il prit fait et cause pour les distillateurs, réclamant un allègement des charges qui pesaient sur la distillation. « Liberté et Whisky marchent ensemble » proclamait-il. Ses poésies et ses chansons en langue écossaise devinrent les populaires expressions de la résistance à l’oppression anglaise. A propos de la suppression du privilège accordé à la famille FORBES, Robert BURNS qui aimait le whisky de Ferintosh, mais assez peu ceux qui le produisaient, écrivit une complainte ironique, malmenant quelque peu la très loyaliste tribu :

 

«  Thee Ferintosh ! O sadly lost !               « Oh Toi Ferintosh ! Quel destin malheureux !

 

                Scotland lament frae coast to coast        L’Ecosse se lamente de la Cote Est à l’Atlantique

 

                Now colic-grips an’harking hoast             Maintenant la toux convulsive et la colique

 

                May kill us a’                                                    Peut bien tous nous tuer              

 

                For loyal Forbes’chartered boast              Car des FORBES le privilège vaniteux

 

                Is taen way ! »                                                  Est bel et bien passé ! »

 

 

 

Pour rester dans le domaine de la littérature, il est à noter que le mot « whisky » fit son apparition pour la première fois dans le dictionnaire, celui du Dr Samuel JOHNSON, en 1755 seulement.

 

La guerre contre la République puis l’Empire s’intensifia et les taxes continuèrent à augmenter. La répression devint plus dure, mais la contrebande perdurait. Ces deux facteurs associés conduisirent à la ruine la plupart des distillateurs officiels. En fait, la plupart de ceux-ci jouèrent dès lors sur les deux tableaux, en pratiquant eux-aussi la distillation clandestine, tout en proclamant hautement leur réprobation pour ce procédé « déloyal » !...

 

Ils menèrent de nouveau une action contre les clandestins en essayant de persuader les « lairds » d’arrêter de soutenir les contrebandiers. Cependant les nouveaux règlements édictés par l’Administration imposaient des contraintes telles qu’elles étaient incompatibles avec les méthodes traditionnelles de distillation, lentes mais nécessaires à une production de qualité. Les distilleries officielles se plaignirent que le whisky produit selon les exigences des fonctionnaires du Trésor, était   pratiquement invendable, ce qui favorisait encore les distillateurs clandestins.

 

La persuasion n’ayant pas eu l’effet escompté, le Gouvernement s’en mêla et rendit les chefs de clan responsables de la distillation illicite pratiquée sur leurs terres. En 1800, le duc d’Argyll fit l’objet de 157 inculpations pour ses seules terres de Tiree. Afin de se disculper et de faire cesser cet état de fait, il procéda à la décimation : Il évinça un dixième des fermiers de son domaine. Cette mesure drastique et dramatique fut vivement ressentie par la population et, après cette sanction exemplaire, la simple menace d’une éviction suffit souvent à calmer les contrebandiers. Du moins dans les parties les plus accessibles des Highlands, car pour les Hébrides et les endroits les plus reculés du pays, la distillation clandestine continua, mais moins ouvertement.